Dans la bataille politico-judiciaire qui oppose l’Etat du Sénégal à Karim Wade, aucune arme ne semble de trop pour les protagonistes. Surtout pas celle de la manipulation. Emedia.sn a essayé de dénouer les fils inextricables d’un jeu de dupes…
Ce mercredi 14 novembre 2018, vers 18 heures, Me El Hadji Amadou Sall, avocat et un des frères de parti de Karim Wade, a posté sur sa page Facebook une information très rapidement et largement relayée par les médias et les citoyens sur les réseaux sociaux. « Les Nations Unies annulent l’arrêt de la CREI », écrit l’avocat, qui précise que « le comité des droits de l’homme des Nations Unies vient de décider que “ …. une procédure permettant une révision effective et substantielle de la déclaration de culpabilité (de Karim Wade) est exigée et doit permettre d’évaluer les éléments de preuve et de faits et non se borner à une révision limitée aux aspects de droit” ».
Puis, il poursuit, dans le même style : « ”…. La déclaration de culpabilité et de condamnation (de Karim Wade) …doit être réexaminée conformément aux dispositions du paragraphe 5 de l’article 14 du pacte international relatif aux droits civils et politiques”. Et enfin le comité ”enjoint l’état du Sénégal de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent plus à l’avenir” ».
Pour terminer, Me Sall tire sa conclusion de ce qu’il a partagé : « Cela signifie en clair que La décision du Comité ôte toute sa valeur et toute sa portée à l’arrêt de la CREI. Cet arrêt n’a plus le caractère définitif invoqué par les autorités sénégalaises. Il impose un réexamen des faits reprochés à Karim Wade et des preuves fournies par lui. La base de la tentative de sa radiation des listes électorales s’est effondrée. »
Intrigué par le caractère laconique de l’information qu’il partage en prenant le soin de la démarrer par des pointillés, la rédaction d’Emedia.sn a essayé d’entrer en contact avec l’avocat libéral pour avoir le document source. Injoignable. Les tentatives d’en savoir plus via certains responsables de son parti ne nous renseignent pas non plus. Nous décidons alors d’écumer les différentes plateformes des Nations unies pour en avoir le cœur net sur cet organe qui aurait annulé une décision d’une juridiction sénégalaise.
Qu’est-ce que le Comité des droits de l’homme des Nations unies ?
Selon le site officiel du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, une des agences spécialisées de l’ONU dont la mission est de promouvoir, contrôler et renseigner sur le respect du droit international des droits de l’homme, « le Comité des droits de l’homme est un organe composé d’experts indépendants qui surveille la mise en œuvre du PIDCP (Pacte international relatif aux droits civils et politiques) par les États parties. » Le Sénégal est effectivement un des 172 Etats parties depuis le 6 juillet 1970, date à laquelle Ibrahima Boye, alors deuxième vice président de la Commission des Droits de l’Homme à l’ONU, a signé le PIDCP pour notre pays.
Qu’est-ce qui oppose Karim Wade l’Etat du Sénégal ?
La protection des droits civils et politiques repose sur la mise en accusation de l’auteur de leur violation. Dans ce cas présent, c’est donc l’Etat du Sénégal qui est accusé, par Karim Wade, d’être auteur d’une violation des droits de ce dernier. Représenté par ses avocats Michel Boyon, Mohamed Seydou Diagne et Ciré Clédor Ly, le fils de l’ancien président du Sénégal a adressé au Comité des droits de l’homme une communication n°2783/2016 datée du 31 mai 2016 (date de la lettre initiale). Dans la question de fond, les Conseils de Wade fils posent sur la table le « droit de faire examiner la déclaration de culpabilité et la condamnation (Ndlr : dont il a fait l’objet le 23 mars 2015 pour une peine de 6 ans ferme et 138 milliards F CFA d’amende) par une juridiction supérieure. »
Quelle est la réponse du Comité des droits de l’homme ?
Composé de 18 experts indépendants qui se réunissent régulièrement pour étudier les rapports des Etats parties et leur formuler des recommandations sur la mise en œuvre du PIDCP, le Comité se réunit également à titre exceptionnel pour des rapports spéciaux. Saisi par le camp de Karim Wade pour la première fois le 31 mai 2016, soit moins d’un mois avant sa sortie de prison par une grâce présidentielle signée le 24 juin de la même année, le Comité a adopté ses constatations concernant la saisine par les avocats de Wade fils, à sa 124e session qui s’est tenue du 8 octobre au 2 novembre 2018. Les constatations ont été publiées le jeudi 8 novembre dernier, dans un document de 13 pages dont Emedia.sn a obtenu copie. 15 membres du Comité ont participé à l’examen de la communication adressée par les avocats de Karim Wade. Après avoir dressé un rappel des faits présentés par le camp de Karim Wade, détaillé la teneur de sa plainte contre l’Etat, étudié les observations des deux parties, il ressort des travaux du Comité qui s’est assuré de la recevabilité de la communication tout en rappelant qu’en avril 2015, « le Groupe de travail (des Nations unies) sur la détention arbitraire (avait) jugé arbitraire la détention de M. Karim Meissa Wade » que l’organe responsable du PIDCP charge l’Etat du Sénégal sur plusieurs points.
D’abord, il lui est notifié « qu’il ne lui appartient pas d’examiner la validité des avis du Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire. » Ensuite, contrairement à l’argument brandi par l’Etat selon lequel Karim Wade, ayant déjà saisi la Cour de justice de la CEDEAO pour les mêmes faits, ne pouvait plus se présenter à l’organe des Nations unies, le Comité rappelle que les arrêts rendus à cet effet les 22 février et 19 juillet 2013 par la CEDEAO ne constituent pas un obstacle à la recevabilité de la communication encore moins le délai de trois années soulevé par l’Etat. Après cette succession de revers, l’Etat du Sénégal en a encore encaissés d’autres, dans l’examen au fond. Il en est ainsi quand le Comité lui signifie que si le PIDCP « n’exige pas un nouveau procès sur les faits de la cause », il réclame toutefois « une procédure permettant une révision effective et substantielle de la déclaration de culpabilité » mais également une évaluation des éléments de preuve et de faits, plutôt que de « se borner à une révision limitée aux aspects de droit. »
En l’espèce, le Comité pointe principalement du doigt la CREI qui a déclaré la culpabilité et condamné Karim Wade en ayant statué « publiquement et contradictoirement en premier et en dernier ressort », tout autant que les décisions de la Commission d’instruction de la CREI ne sont susceptibles d’aucun recours au moment où les décisions de la Cour de répression de l’enrichissement illicite ne s’appliquent ni à la Cour suprême (dans le fond) ni à la cour de Cassation. Les experts des Nations Unies brandissent également le fait que lors du procès, la CREI a écarté tous les moyens et arguments de Karim Wade visant à « discuter des éléments de preuve et de faits soumis à l’appréciation souveraine des juges » de la juridiction spéciale sénégalaise.
Au vu de ces différents éléments, le Comité droits de l’homme des Nations Unies, tout en reconnaissant l’importance de l’objectif légitime de la lutte contre la corruption, souligne que « celle-ci doit s’effectuer dans le respect des règles de procédure et du droit à un procès équitable » et en tire donc la conclusion que « les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’Etat (du Sénégal) de l’article 14 paragraphe 5 (du Pacte IDCP) à l’égard de Karim Meissa Wade » et en s’appuyant sur le paragraphe 3 de l’article 2 dudit pacte, le Comité dit que le Sénégal est tenu d’assurer à Karim Wade un recours utile. « Cela exige que les Etats parties accordent une réparation intégrale aux personnes dont les droits reconnus par le Pacte ont été violés. En l’espèce, la déclaration de culpabilité et de condamnation contre l’auteur doit être réexaminé… L’Etat partie est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduise pas à l’avenir. » Pour terminer, les experts rappellent que le Sénégal, en adhérant au Protocole facultatif, « a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et s’est donc engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le PIDCP et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie ». De ce fait, les experts de l’ONU souhaitent recevoir de la part du Sénégal, « dans un délai de 190 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations » et d’ores et déjà, à rendre publiques celles-ci par une diffusion large dans les langues nationales.
Quelle est la réponse de l’Etat du Sénégal ?
Telle est l’économie des décisions contenues dans le document et qui ont été officiellement notifiées à l’Etat du Sénégal hier, mercredi, par le Haut-commissaire aux droits de l’homme des Nations Unies, si l’on en croit un communiqué attribué au ministère de la Justice et dont nous avons également obtenu copie, tard dans la nuit, au moment où nous exploitions ces constatations. Dans ledit communiqué, le ministre de la justice use de la même stratégie que Me Amadou Sall. En une page, il a sélectionné le moins cinglant de la série de revers adressés à l’Etat. En prenant le soin de préciser que le Comité des droits de l’homme est différent du « Conseil des droits de l’homme devant lequel le Sénégal vient de passer avec succès à l’Examen périodique universel » et sans aller dans le fond, le ministère de la Justice évoque, de façon tout aussi laconique que Me Amadou Sall, les violations par l’Etat du Sénégal à l’égard de Karim Wade, l’exigence de lui assurer un recours utile, de lui accorder une réparation intégrale et de réexaminer la déclaration de culpabilité et de condamnation contre lui, et de transmettre au Comité, dans un délai de 190 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. Mieux, tout en précisant que « le Comité n’est pas une instance juridictionnelle mais plutôt un comité (sic) d’experts indépendants dont les décisions sont dénuées de toute force obligatoire » et ne peut donc annuler la décision de la CREI, le communiqué prend minutieusement le soin de répéter que le Sénégal vient d’être élu au Conseil des droits de l’homme dont il assurera la présidence à partir de janvier 2019 et, surtout, de préciser la date butoir pour les exigences du Comité : le 08 mai 2019…
Quelle est la valeur juridique des constatations du Comité ?
Dans ce jeu d’influence et cette bataille d’opinion menée par des juristes et des politiciens chevronnés, l’interprétation tendancieuse et l’omission volontaire d’éléments défavorables sont monnaie courante. Toutefois, il est aisé de constater que, sur la base du célèbre pacte adopté à partir de 1966 par l’Assemblée générale des Nations unies quelques années après la Deuxième guerre mondiale, le Comité des droits de l’homme « rend des avis et des recommandations » aux Etats signataires, « sans pouvoir de contrainte. » Selon un document consulté par Emedia.sn du site Persee.fr, qui « favorise les usages scientifiques du patrimoine documentaire », l’on apprend qu’à l’instar des déclarations relatives aux droits de l’homme dépourvues de toute portée juridique, « les obstacles politiques qui se dressent sur le chemin de l’action internationale en faveur des droits de l’homme sont tous réductibles à une donnée : la souveraineté des Etats. »
Ainsi, les constatations du Comité des experts des Nations unies ont certes une grande portée, mais il leur manque une qualité essentielle : : la force obligatoire qui leur donnerait une grande valeur juridique. D’ailleurs, dans le document que nous avons épluché, le Comité dit prendre note de « l’argument de l’Etat partie (Sénégal) selon lequel le droit d’appel n’est pas consacré expressément par le Pacte (PIDCP) » et souligne « qu’il appartient à chaque Etat partie d’organiser son système judiciaire comme il l’entend et n’attache pas d’importance à la forme particulière et au système retenu dès lors que la loi de l’Etat partie fixe des modalités permettant à toute personne déclarée coupable d’une infraction de voir sa déclaration de culpabilité et de condamnation réexaminée par une juridiction supérieure. »
En un mot comme en mille, quelques jours seulement après la sortie du président Macky Sall évoquant son dossier, si ce document constitue sans doute un point positif pour Karim Wade et naturellement un grand revers diplomatique et médiatique pour l’Etat dans le déroulé du procès de ce dernier, il reste très peu probable de voir cela conduire à une hypothétique annulation du verdict rendu par la CREI en mars 2015.
La publication de Me Amadou Sall