La jeunesse et la lecture, sa famille et la musique, la politique et le politique, le sort des « doomu jitlé » dans son village de Niodior… Felwine Sarr, auteur d’Afrotopia se livre dans cet entretien
Véritable touche-à-tout, Felwine Sarr sait aussi parler de politique, de lecture, de musique, de sport ou encore (un peu) de football. Dans cet entretien réalisé en marge du tournage du Jury du Dimanche auquel il était invité, l’auteur d’Afrotopia une autre partie de lui, de sa famille, de ses tentations politiques…
Felwine, la triste actualité du décès de Colette Senghor, veuve de Léopold Sédar Senghor, a fait ressurgir un vieux débat, celui du transfert de la tombe l’ancien président de la République de Dakar vers Joal. Par ricochet, quelqu’un comme Alioune Tine en a profité pour demander également celui de la tombe de l’héroïne Aline Sitoë Diatta de Tombouctou (Mali) à son Kabrousse natal. Quelle importance peuvent avoir de tels mouvements dans la représentation populaire ?
« Quand ce sont de figures historiques comme Aline Sitoé Diatta, qui est une figure de la résistance en Casamance, qui est morte jeune, et dont le corps est à Tombouctou, je comprends parfaitement le sens patrimonial et historique que c’est de le ramener à Kabrousse. Que cela puisse être un lieu de mémoire, un sanctuaire, qu’on puisse construire un récit autour de ça, etc. Quand ce sont des personnages bien qu’importants, historiques, mais dont la question a été réglée par la famille – je pense que la famille Senghor a discuté en interne et a décidé puisqu’il y avait eu un débat quand le président est décédé, est-ce qu’on va l’amener à Joal ou le laisser à Dakar, l’enterrer à Bel Air, à côté de son fils Philippe, et pour des raisons qui leur appartiennent ? -, je pense qu’on devrait aussi respecter les raisons de la famille et comprendre aussi que c’est important, que c’est intime.
La question, c’est : où est la différence entre la part de l’histoire, (celle) de la société, et du privé. Quand est-ce qu’on doit considérer que ces affaires doivent d’abord être réglées par le cercle intime ou qu’elles dépassent ce cercle intime et sont un enjeu national ? C’est une question qui n’est pas simple. Il y a beaucoup de penseurs, d’historiens, de philosophes, de figures dont les corps ont été enterrés quelque part et la Nation a voulu les patrimonialiser, et les restes ont été déplacés dans un panthéon un peu plus tard parce que c’était devenu des figures de la Nation. C’est une question qui n’est certainement pas simple. Mais moi, je suis d’avis que l’on écoute le souhait des proches, et des intimes dans un premier temps ».
Lors de l’édition 2019 des « Ateliers de la pensée », que vous avez organisés à Dakar, il y eut une présence remarquée de jeunes lycéens au moment où l’on constate de plus en plus le déficit d’intérêt que la recherche et la lecture constituent pour les jeunes et même pour les élites. On en vient même à se demander s’il n’y a pas une certaine faillite de nos élites intellectuelles dans la recherche et la production qui auraient pu avoir pour conséquence d’attirer les plus jeunes vers la lecture et de s’approprier cette production locale ?
« Oui, je pense qu’on peut toujours faire mieux que ce que nous faisons. Mais je pense aussi que nous les intellectuels, on est souvent accusé très lourdement de tous les maux de la société. Je pense que ce sont les élites politiques qui ont failli. Les élites politiques peuvent mettre en place une politique du livre adéquate. Combien de bibliothèques existent dans le pays ? Il n’y a même pas de bibliothèque nationale. Combien de médiathèques ? Quand vous habitez un quartier, si vous avez un désir de lire, vous allez où ? Quand vous habitez au Plateau, vous allez au Centre culturel français ou au Centre culturel américain. Où sont les bibliothèques municipales, nationales ? Il y a la concurrence des nouveaux médias, l’écran, le digital… Il y a toute une offre culturelle là-dessus. On peut aussi réfléchir à des formats où on va les rejoindre dans les formats qui les intéressent, et les amener à la lecture, dans leurs formats à eux.
Même dans les formats classiques, je pense qu’il y a un déficit d’une politique infrastructurelle sérieuse pour mettre à la disposition du plus grand nombre un certain nombre de productions, et ces productions, elles existent. Elles sont des fois confidentielles ou mal éditées, on a du mal à les trouver mais elles existent. Lorsque vous creusez, vous vous rendez compte que les gens ont produit énormément de choses. Une fraction de cette production est mise en lumière parce qu’elle a été produite dans des maisons d’édition qui ont une aura, un bon réseau de distribution mais une grande fraction est là, dans les bibliothèques universitaires, dans des maisons d’édition, dans d’autres lieux… et qui n’est pas diffusée. Il y a un travail à faire pour diffuser ce qui existe. Ayant été libraire, il y a quelques années, j’ai bien vu que la production existait mais qu’elle était mal diffusée, qu’on n’y avait pas accès et il y avait un problème d’écosystème et d’écologie, pour disséminer tout ça. »
Vous avez évoqué les médias, mais nous avons ouï dire que vous n’aimez pas trop la télévision, que vous ne la regardez pas du tout. Est-ce vrai ? Et si oui, pourquoi ?
« Je n’ai pas de téléviseur et j’avais choisi comme option éducationnelle de ne pas avoir de télé pour mes enfants. Parce que je trouvais qu’il y avait une prépondérance de programmes qui n’étaient pas des programmes d’éveil, d’éducation. Et en plus, ça vous scotche pendant des heures et des heures devant beaucoup de divertissements. Bien sûr, le divertissement est important mais pas que. Et je trouve que la télé pourrait jouer un rôle beaucoup plus intéressant dans l’éducation et dans l’édification qu’elle ne le fait. J’ai choisi d’autres supports plutôt que la télé. »
Vous dites également que les intellectuels sont accusés de tous les maux dont souffre la société. Le constat est là aussi que beaucoup d’entre eux finissent par faire le grand saut vers le champ politique au point d’en arriver à se renier. A vos yeux, est-ce vraiment antinomique dans le contexte de nos sociétés ? Et d’un côté personnel, est-ce qu’il y a une fenêtre politique qui pourrait s’ouvrir un jour pour Felwine ? Est-il possible de vous voir faire ce saut ?
« (Léopold Sédar) Senghor était un intellectuel et un politique. Et je pense qu’il a été quand même un bon intellectuel et un bon politique. Aimé Césaire était un intellectuel et un politique. Je ne suis pas sûr qu’il ait été un extraordinaire politique, mais il a été un homme politique à l’Assemblée qui a été extraordinaire mais je ne suis pas sûr à Fort-de-France, le fait qu’il soit resté maire longtemps, était une bonne chose. Cheikh Anta Diop était un intellectuel et un politique, qui a réussi son œuvre intellectuelle, qui n’a pas accédé au pouvoir d’un point de vue politique. Cette tentation-là, elle existe, à un moment de se dire : « J’ai les idées, et je vais être du côté de la mise en œuvre. » Je pense qu’elle est noble en cela, je distingue ceux-là des intellectuels qui vont aux mangeoires, ceux-là qui ne veulent pas transformer la société, mais qui veulent juste des postes, et des strapontins, et pour plaire au prince. Je distingue ceux-là de gens qui, dans l’histoire de la pensée, à un moment donné, ont estimé qu’ils devaient aller agir.
Pour l’instant, ce n’est du tout mon cas et rassurez-vous je ne compte pas rentrer dans un gouvernement présidentiel. Mais il m’arrive de penser que, peut-être, il faut que je travaille à un mouvement politique radical, alternatif, de gauche, humaniste, et qui agglomérerait beaucoup de gens et qui donnerait un souffle à cet engagement. L’engagement politique dans le sens noble du terme. Parce que pour moi le politique, il dépasse la politique. Pour moi, ce que je fais est déjà politique : Les idées, le travail que je fais. La question qui m’intéresse, c’est où est-ce que je suis utile ? Et pour l’instant, je me sens très utile dans l’espace où je suis. Et je ne le troquerai pour rien pour un espace où je ne me sentirai pas utile. Parce que ce serait un espace soi-disant gouvernemental. Donc, oui qui sait ? Mais ce n’est pas, pour l’heure, à l’ordre du jour. »
Vous êtes également de Niodior, un village sérère au cœur des magnifiques îles du Saloum, comme la brillante écrivaine Fatou Diome dont des propos sur le sort des « doomu jitlé » (qu’elle avait d’ailleurs mal traduit en « enfant illégitime ») tirés d’une interview avec Le Monde avaient suscité une vive polémique au sein de la communauté sérère de façon générale et chez les ressortissants de Niodior en particulier. Aviez-vous suivi ce débat et quel avis en a eu Felwine l’intellectuel et Felwine le Serer originaire de Niodior ?
« J’ai suivi le débat. Je pense que Fatou Diome, dans l’interview, a, au passage, rapidement dit : « Je remercie ma grand-mère, car sans elle, j’aurai pu être étouffée », etc. (Ndlr Ce qu’elle dit, entre autres passages : « …J’étais supposée être « l’enfant du péché ». Je dois la vie sauve à ma grand-mère maternelle, qui m’a accueillie au monde, dans tous les sens du terme. C’est elle qui a fait la sage-femme. Elle aurait pu m’étouffer à la naissance comme le voulait la tradition, mais elle a décidé de me laisser vivre et de m’élever. ») Et les Niodiorois, les Niominkas (Ndlr : un groupe des Serers, principalement pêcheurs, qui vivent dans les îles et sur les côtes sénégalaises et gambiennes), l’ont pris comme une généralisation du propos à toute la communauté. Certains ont été offusqués parce qu’on aurait pu l’entendre comme quoi tous les enfants illégitimes sont étouffés, comme une pratique sociale, etc.
Ça pose toujours la question de la subjectivité du rapport de l’écrivain à sa propre histoire, et à la lecture de la communauté à une histoire individuelle. Je connais bien Fatou Diome, non seulement elle habite à Niodior mais elle est ma cousine germaine. Elle est de ma famille. Elle et moi avons grandi dans la même concession. Fatou Diome, sa mère est la petite sœur de mon père. Sa mère vient juste après mon père. Donc, sa grand-mère, celle qu’elle décrit, c’est aussi ma grand-mère. Donc, je connais bien son histoire individuelle. Il faut juste distinguer les deux. Et quand elle revient sur son histoire, elle parle de son histoire, et elle parle de sa lecture de son histoire. Il y a un processus de subjectivation de son histoire. Je pense qu’il ne faut pas considérer que ce qu’elle raconte, ce qui est valable pour elle, comment elle a vu sa propre, c’est ce qui a cours en pays sérère et ce n’y est pas une pratique sociale. Il faut donc distinguer le discours individuel et la pratique sociale. »
On reste dans ton cercle familial pour parler d’autres de ses membres peut-être moins connus que Fatou Diome et vous mais qui ont un parcours assez atypique. Comme Alibeta, Rhapsod, Majnun, Sahad… Qu’est-ce qui fait la particularité de cette famille qui baigne dans la culture, l’art et l’éducation ?
« La plupart de mes frères et sœurs sont d’excellents musiciens, ils sont brillants. Alibéta est un cinéaste et musicien. Il y a Majnun qui a joué hier, il a fait un super concert. J’ai une sœur qui est en France, qui s’appelle Taye. Il y a Sahad que les gens connaissent. Il y a Rhapsod… J’ai le plus grand bonheur d’appartenir à une famille de gens très créatifs et qui chacun dans son domaine développe une grande créativité. »
Mais d’où est venu le rapport si particulier de cette famille à la musique ?
« Mon père était un militaire, et moi, je suis l’aîné de la famille. C’est moi qui ai amené le virus de la musique dans la famille. Quand j’étais étudiant, je jouais de la guitare, et j’apprenais à mes frangins à jouer. A chaque fois que je venais en vacances, je leur apportais une guitare, et on passait l’été à jouer. Puis un jour, je me suis réveillé et ils avaient tous développé leur art, ils étaient tous devenus très forts. Ils avaient tous des univers distincts, et ils ont développé un projet et une carrière musicale vraiment remarquable. Je suis moi-même impressionné d’en voir autant, il y a l’unité, des thèmes qu’on partage ensemble, il y a de l’exigence, un amour du continent, un souci du continent qui est absolument là, un souci de nos cultures mais chacun a développé une esthétique qui lui est propre. Et c’est ça qui est intéressant. Vous allez voir Sahad, vous allez voir Alibeta, Taye ou Majnun, ce n’est pas le même concert. Vous allez voir Rhapsod, ce n’est pas le même registre. Il y a l’unité mais c’est totalement différent. Et ce que j’ai trouvé moi assez remarquable, c’est que chacun ait pu développer son art et le porter à un niveau très poussé de maitrise. Il y a quelque chose qui est assez énigmatique. »
Justement, quel regard portez-vous sur la musique sénégalaise ?
« Je trouve qu’elle est très créative, et qu’il y a, dans ce qu’on appelle l’underground, dans la scène alternative, beaucoup de choses très intéressantes. Le problème pour moi, c’est qu’il y ait eu la mainmise du ’’mbalax’’ sur tout et que le ’’mbalax’’, qui est intéressant, ait dominé largement et éclipsé toutes les autres formes de musiques alternatives y compris les musiques traditionnelles, diola, sérère, pular, baynouk… qui sont des tréfonds de richesse et de culture. Le Touré Kounda a beaucoup puisé dans ce patrimoine-là. Bien sûr, il n’a pas fait que puiser, il a retravaillé, réinvesti… Je trouve qu’il y a une grande richesse qui existe dans les cultures musicales du pays, qui est sous-exploitée. Mais je trouve également que la scène hip hop est intéressante, la scène qu’on appelle afro acoustique aussi l’est, et il y a des choses extraordinaires qui s’y font. Notre problème, c’est qu’on a un problème de label, de réseau de distribution, etc.
Un peu comme ce que vous disiez pour les livres ?
« Oui, exactement. Il y a une grande créativité, mais il manque des industries culturelles créatives qui mettraient en réseau tout ça et qui feraient en sorte que les artistes puissent vivre de leur art, qu’ils aient de vrais marchés, de vrais débouchés, une vraie scène, etc. »
On on connait Felwine l’économiste, l’enseignant, le philosophe, l’écrivain… On a parlé du Felwine musicien, Felwine le chercheur en histoire a occupé l’espace médiatique ces derniers jours… On vous sait touche à tout. Mais jusqu’à quel point ? Y a-t-il un Felwine sportif, pour boucler la boucle ?
« Je suis un maître d’arts martiaux. J’enseigne le karaté et je pratique ça depuis 30 ans. Et j’ai eu beaucoup de dojos. Le sport est très important pour moi. »
Ah ! Étonnez-nous encore. Il n’y a que les arts martiaux à votre arc de sportif ou il y en a d’autres que nous ignorons ?
« Je pratique principalement les arts martiaux, c’est ce que je fais depuis que j’ai 10 ou 12 ans. Et je n’ai pas arrêté. Mais j’étais athlète également, un coureur de fond. Quand j’avais 16 ans, j’avais remporté le semi-marathon à Dakar, le 22 Km. Donc, je couplais et les arts martiaux, et la course de fond. Ce sont deux pratiques que j’ai faites durant toute ma vie. J’en suis arrivé à être ceinture noire, enseignant des arts martiaux. Je continue à pratiquer. Le foot, je le regarde quand l’équipe du Sénégal joue la Coupe du monde ou la Coupe d’Afrique, je regarde. Je ne regarde pas la Champions League, je ne suis pas un mordu de foot. Bien sûr je regarde Sadio Mané de temps à autre, mais il n’y a que l’équipe nationale qui me met devant un téléviseur pendant des heures. D’ailleurs, est-ce que Sadio Mané a eu le Ballon d’Or ? Ou pas encore ? »
Ce sera le 2 décembre. Vous pensez qu’il pourrait l’avoir ?
« J’espère qu’il l’aura. Je pense qu’il doit l’avoir… Mais bon, ça ne dépend pas que de lui. D’ailleurs, lors du dernier vote, apparemment les Africains n’avaient pas beaucoup voté pour lui (Ndlr : référence faite au vote dévoilé pour le trophée Fifa The Best). »