Gambie : Yahya Jammeh bientôt jugé ?

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La commission chargée de faire la lumière sur les crimes commis sous l’ère Jammeh devrait recommander des poursuites pénales contre l’ancien président. Encore faudrait-il pouvoir l’extrader…

De l’un des principaux massacres du régime Jammeh, il ne reste qu’un seul survivant. Martin Kyere a été le seul à pouvoir s’enfuir lorsque près de soixante migrants ouest-africains, pris pour des mercenaires par les soldats gambiens, ont été exécutés après avoir accosté sur la plage de Banta, en face de Banjul. Il avait alors à peine plus de 20 ans.

Une quinzaine d’années après, il est revenu en Gambie pour raconter ce qui lui était arrivé, ce mois de juillet 2005. En mars dernier, le Ghanéen est venu témoigner devant la Commission vérité, réconciliation et réparations. La structure est chargée de faire la lumière sur les crimes commis entre 1994 et 2017, alors que Jammeh régnait en maître sur le pays. Martin Kyere a fait partie des quelque 370 témoins convoqués par la commission, qui a mené ses auditions pendant plus de deux ans. Retransmises en direct à la radio et à la télévision, elles ont été très largement suivies en Gambie.

Martin Kyere a ainsi raconté son arrivée dans le pays : comment il avait été roué de coups par les soldats, qui le soupçonnaient, lui et plusieurs dizaines d’autres migrants, d’être un mercenaire. « Que faites-vous là???Vous êtes là pour Yahya Jammeh?? Vous voulez déstabiliser notre pays?? » ont demandé les militaires avant d’emprisonner les migrants pendant plusieurs jours. Ils les ligoteront ensuite et les emmèneront dans une forêt pour les exécuter.

« S’ils te trouvent avec les mains attachées, ils vont te tuer sur place

Dans la voiture qui le conduit à une mort certaine, Martin Kyere se rend compte que ses liens se sont distendus. Il tente, vainement, de libérer ses compagnons. «?Au moment où j’allais m’échapper, l’un de mes camarades m’a dit?: “Dieu veut te sauver pour que tu racontes au monde comment et pourquoi Yahya Jammeh nous a tués.” » Certains lui font promettre d’aller raconter à leur famille ce qui leur est arrivé. «?La voiture était sur le point de s’arrêter, ils m’ont dit?: “S’ils te trouvent avec les mains détachées, ils vont te tuer sur place.” Alors j’ai décidé de courir pour ma vie », raconte Martin Kyere.

Protection équato-guinéenne

Les auditions de la commission se sont achevées trois mois après ce témoignage. Comme des centaines d’autres, il servira à établir un rapport qui sera directement remis en juillet au président Adama Barrow. Pour tous ceux qui suivent le processus, il n’y a pas de doute?: la commission recommandera la poursuite pénale de plusieurs dignitaires gambiens – et Yahya Jammeh sera le premier d’entre eux. Selon le procureur de la commission, Essa Faal, les crimes commis pendant son règne constituent des crimes contre l’humanité.

« Hissène Habré a fini par devoir faire face à la justice

Yahya Jammeh sera-t-il jugé pour le système de terreur qu’il a bâti, basé sur le meurtre, la torture et la détention d’opposants politiques, la répression de la presse et l’affaiblissement du système judiciaire ? « Les responsables peuvent nier leur responsabilité autant qu’ils le veulent. Un homme comme Hissène Habré a fui pendant plus de vingt ans, et il a fini par devoir faire face à la justice », a déclaré le procureur le 28 mai dernier, bouclant ainsi les travaux de la commission.

Adama Barrow va-t-il finalement se résoudre à demander l’extradition de son prédécesseur, qui jouit d’une retraite confortable en Guinée équatoriale?? Depuis qu’il a été contraint de quitter un poste qu’il a occupé pendant plus de vingt ans, Yahya Jammeh y a élu domicile sous la protection du président Obiang Nguema Mbasogo. Et ce dernier a été clair?: pas question d’extrader le Gambien. Depuis longtemps, Adama Barrow assure attendre les conclusions de la commission pour se prononcer sur une possible demande d’extradition.

« Légalement, la Guinée équatoriale est forcée de se plier à une demande d’extradition gambienne, précise Reed Brody, conseiller juridique d’Human Rights Watch, qui rappelle que Malabo a notamment ratifié la convention de l’ONU contre la torture.

Mais les militants des droits humains comme les officiels gambiens le savent : seule la pression diplomatique pourrait faire céder Teodoro Obiang Nguema Mbasogo. Et si celle-ci était exercée par plusieurs pays de la sous-région, voire par une organisation régionale comme la Cedeao ou l’Union africaine ? Elle pourrait permettre la création d’un tribunal hybride, basé sur le même modèle que les Chambres africaines extraordinaires qui avaient jugé et condamné le Tchadien Hissène Habré en 2016. Une façon de mutualiser les efforts et le poids diplomatique de la demande d’extradition.

Éviter le retour de Jammeh à Banjul

Ce n’est pas le seul avantage de cette option. Elle permettrait aussi de pallier certaines faiblesses gambiennes. Juridiques, d’abord. «?Une cour hybride nous permettrait d’avoir une forte composante de professionnels gambiens, tout en utilisant le droit pénal international pour juger les responsables de crimes. Notre système juridique est inadéquat pour juger Jammeh », estime en effet Salieu Tall, président du Barreau gambien. Les crimes contre l’humanité, ou de disparition forcée, ne font en effet pas partie de l’arsenal juridique du pays.

Une cour hybride permettrait aussi d’éviter le retour de Jammeh en Gambie, que Banjul et ses voisins préfèreraient éviter pour des raisons de sécurité. Les options de la mise en place d’un tribunal international spécial (très coûteux) ou d’un procès devant la Cour pénale internationale (qui n’a pas compétence pour les crimes commis avant 2002, et dont les procédures sont très longues) semblent également à écarter.

Une cour hybride au Ghana

Quel pays pourrait donc accueillir cette cour hybride ? Le pays de la sous-région qui semble – de loin – le plus impliqué est aujourd’hui le Ghana, qui a perdu plusieurs dizaines de ses ressortissants lors du massacre des migrants. Le Nigeria, poids lourd régional, et le Sénégal, dont les troupes avaient sorti Yahya Jammeh de son palais en janvier 2017, pourraient également jouer un rôle. Des discussions informelles à ce sujet entre le gouvernement gambien, la Cedeao, le Ghana et le Nigeria auraient déjà été amorcées.

Le travail de la commission aura en effet permis de recueillir des témoignages accablants pour l’ancien chef de l’État. L’un des derniers témoins, Saikou Jallow, ex-assistant personnel de Yahya Jammeh, a affirmé qu’il était bien le commanditaire du massacre des migrants. «?L’ordre de Jammeh est qu’ils doivent tous être exécutés?», aurait ainsi affirmé le lieutenant-colonel Solo Bojang, chef présumé de l’opération, cité par Jallow.

Présidentielle en vue

«?La commission a accompli un travail remarquable et révélé une masse d’informations assez exceptionnelle, estime Thierry Cruvellier, rédacteur en chef du site d’information JusticeInfo.net, qui en a suivi de près les travaux. Du début à la fin, elle a su faire venir des gens de très haut calibre.?» Au-delà des victimes, la commission aura entendu d’anciens ministres, certains membres des « junglers », la police secrète de Jammeh, et des responsables de la redoutable agence de renseignements, la NIA.

Pour finir, le choix de mettre ou non en branle la justice reviendra à Adama Barrow. Le président aura à se prononcer dans un contexte politique particulier : la Gambie s’apprête à vivre, en décembre, sa première élection présidentielle sans Yahya Jammeh depuis longtemps. Un scrutin qu’Adama Barrow, qui semble avoir pris goût au pouvoir, entend bien remporter.

« Si le parti au pouvoir a besoin de s’allier avec des forces issues de l’ancien régime, le volet des poursuites sera plus difficile à mettre en place

Il pourrait pour cela tenter de gagner quelques voix au sein de l’Alliance patriotique pour la réorientation et la construction (APRC), la formation de son prédécesseur. Pourrait-il éviter de suivre les recommandations de la commission pour les obtenir ? Si le parti au pouvoir a besoin de s’allier avec des forces issues de l’ancien régime, le volet des poursuites sera sans nul doute plus difficile à mettre en place.

Mais les révélations de la commission, portée par de grands noms de la justice pénale internationale gambiens, tel l’ancien ministre de la Justice Abubacarr Tambadou, ont suscité beaucoup d’attentes. « Il est difficile de se prononcer pour l’instant sur l’action de la justice. Tout dépendra du nombre de cas à traiter, précise Hassan Bubacar Jallow, le président de la Cour suprême gambienne. Une fois les recommandations de la commission connues, nous pourrons commencer à envisager les différentes options qui s’offrent à nous. »

 

 

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