Il y a 123 ans, Serigne Touba à Dakar. Par Abdou Khadre GAYE

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«Isaa sakkartu saalikal mabiita wa saalikal amiira wa saboota taarab ilal jixaadi bil armaaxi nafsii walaakin sàbba annilmaaxi (Lorsque je songe à ce qui fut décidé, à ce Gouverneur et à ce cachot, me prend aussitôt l’envie de combattre par les armes ; mais Celui qui efface les péchés, le Prophète, m’en dissuade).»

Cheikh Ahmadou Bamba

«Tubaab ya woo ko boole koog sandarma bu tudd Ibra Binta Géy ngir worma. Mu boole koog soxnaam su tudd Aana Fay mu di ko toggal. Yal na Yàlla xéy ko fey. » (Les Français l’appellent, le remirent entre les mains d’un gendarme du nom de Ibra Bineta Guèye, à cause de sa sollicitude. Ce dernier le confia à son épouse, Anna Faye qui lui préparait ses repas. Que Dieu la récompense.)

Serigne Moussa Kâ

Les nuits dakaroises de Serigne Touba, dont les péripéties spirituelles, le symbolisme et la haute valeur mystique ne sont pas l’objet de ce papier ni ne sont de mes compétences, ont scellé définitivement le pacte d’amitié liant la collectivité Lébu et la communauté Mouride, Dakar et Touba, en la personne d’Ibra Bineta Guèye Mbengue. Pacte que Cheikh Salihou Mbacké a vivifié à l’occasion d’une invitation à Touba qu’il fit aux Notables de Cëddéem, au début de son khilafah. La délégation était dirigée par le chef de Pénc Mamadou Mbengue Médoune. Auparavant le khalife avait dépêché une délégation à Dakar pour rencontrer la famille d’Ibra Bineta Guèye. Ce sont ces nuits dakaroises que célèbre la fédération de dahira dénommée «Kureel Gi Maggal Ñetti Guddi Ndakaaru yi», présidée par le fervent talibé mouride, Baye Ndiouga Dieng.

On raconte que Serigne Touba arriva à Dakar à jeun, à l’heure où le soleil déclinait. Le cargo dénommé Ville de Pernambouc, plus connu sous le nom Cap Lopez, devant assurer son transfert au Gabon, étant en retard, le gouverneur Mouttet ordonna son emprisonnement dans un cachot étroit, obscur, infesté d’insectes et parsemé de toutes sortes d’objets usagés, situé au Camp Dial Diop, derrière l’hôpital Aristide Le Dantec, de son premier nom Hôpital Indigène. En y entrant, dit-on, sous la poussée des gardiens, le Cheikh trébucha ; et un objet tranchant lui traversa littéralement le pied. Malgré ses souffrances, il fit une prière de deux rakat, récita les sourates «Bakhara» (La Génisse) et «Ali Imran» (La Famille d’Imran)… Là-bas, révèle la tradition mouride, il reçut la visitation de Grands Saints de l’Islam, dont sa mère, la Sainte Mame Diarra Bousso. Là-bas, il reçut des dons immenses de la part de son Seigneur. Informés de l’affaire, nous apprend la tradition conservée par les populations autochtones de Dakar, les Dignitaires lébu s’en désolèrent et dépêchèrent auprès du Gouverneur une délégation conduite par Ibra Bineta Guèye, leur porte-parole auprès de l’autorité coloniale. Il lui tint à peu prés les propos suivants : «Nous avons appris que vous retenez en détention Serigne Touba, Cheikh Ahmadou Bamba. Nous ne venons pas discuter avec vous des raisons de sa détention. Nous voulons seulement que vous respectiez la réputation de terre d’accueil et d’hospitalité de notre terroir. Alors permettez au Marabout de venir loger chez nous et de jouir de notre hospitalité jusqu’au moment où vous aurez besoin de lui. Nous nous portons garant de sa sécurité.» Le Gouverneur, en homme avisé, accéda à la requête des Lébu. Au sortir de la cellule infecte du Camp Dial Diop où il a souffert le martyre sans jamais se plaindre, avec comme seules consolations ses actes de dévotion et ses visions mystiques, Serigne Touba séjourna, jusqu’à son départ en exil, le 21 septembre 1895, au Pénc de Cëddéem où Ibra Bineta Guèye l’avait confié aux bons soins de son épouse Anna Diakhére Faye, une bonne dame, pure et pieuse qui préparait ses repas, s’occupait de l’eau de ses ablutions, etc.

La canne et le talisman

Pour tester les pouvoirs mystiques attribués au Marabout, Ibra Bineta Guèye, dit la tradition locale, un fin connaisseur des mystères, fit semblant d’oublier auprès de son hôte, après une visite, sa canne miraculeuse que deux gros gaillards ne parvenaient pas à remuer et qu’un initié soulevait difficilement. A peine lui eut-il tourné le dos que Serigne Touba, tenant la canne du bout des doigts, le lui tendit, puis lui dit à peu près ceci : «Je te remercie, toi et ton peuple, pour tout ce que vous avez fait pour moi. Mais déterre le talisman que tu as enterré dans la cour de ta maison pour empêcher mon départ. Sache que je pars volontairement et de bon cœur pour accomplir une mission que Dieu m’a confiée.» Or, c’est seul avec Dieu, dans le secret de la nuit, loin des regards indiscrets, qu’Ibra Bineta Guèye avait enterré ce talisman. Définitivement convaincu des pouvoirs du Marabout et de sa sainteté, il l’aima davantage, sollicita ses prières pour lui-même, sa famille, son peuple et sa Cité, lui souhaita bon voyage et lui promis ses prières ainsi que celles de sa communauté.

Une autre version de l’histoire dit que la première rencontre entre Serigne Touba et Ibra Bineta Guèye eut lieu dans la piteuse cellule du Camp Dial Diop. Car le Gouverneur, exigeant des garanties avant de remettre «son prisonnier» entre les mains des Lébu, Ibra Bineta exigea de voir en tête à tête l’homme pour qui ils se porteront garants. Dès qu’ils se virent et se parlèrent, ils se vouèrent respect et estime réciproque. C’est là-bas, disent les tenants de cette thèse, que se produisit le miracle de la canne. Quant au talisman enterré, ils disent qu’il l’était depuis plusieurs années déjà dans la cour de sa demeure, et qu’Ibra Bineta proposa à Serigne Touba son déterrement qui le sauverait à coup sûr des mains des Blancs. Proposition qu’il refusa avec déférence, rappelant, à l’occasion, que Dieu était son seul refuge. La tradition locale parle aussi de cette prédiction que Serigne Touba aurait faite aux jeunes du quartier venus lui rendre visite et se plaignant de solitude que viendra une époque où, de tous les coins du Sénégal, des hommes et des femmes accourront vers cette contrée. La même prédiction, dit-on, avait été faite par Cheikhna Cheikh Saadhbou et El Hadj Malick Sy.

L’étape de Cëddéem

Cëddéem fait partie des 12 Pénc de Dakar. Il tient certainement son nom du village de Cëddéem dans le Jànder qui fait référence à un jujubier (Déem). Il englobe l’actuel marché Sandaga dont le nom vient, selon une opinion assez répandue, d’un arbre appelé «Sànd» qui se dressait à l’endroit occupé aujourd’hui par le «marché d’or» dit «Lalu urus» (étal d’or). C’est Cëddéem qui enregistra les premiers convertis à l’islam de la Collectivité Lébu et accueillit le lettré arabe Massamba Koki Diop, père du premier Seriñ Ndakaaru, Thierno, dit Dial. C’est à Cëddéem où le Ndeyi Jàmbur (président de l’Assemblée des Jàmbur) Youssou Bamar Guèye accueillit et scella avec Cheikhna Cheikh Saadhbou Cherif, un pacte unissant leurs deux familles «jusqu’à la fin des temps». C’est enfin à Cëddéem où Ibra Bineta Guèye, chef de canton de la banlieue ouest dakaroise de 1855 à 1905 et Ndey Ji Frey (Président de l’Assemblée des Frey) de 1897 à 1903, accueillit Cheikh Ahmadou Bamba en partance en exil au Gabon. Mamadou Mactar Ndoye, petit fils d’Ibra Bineta Guèye, d’apporter la précision suivante : «Mon grand-père n’était pas gendarme. Certes, en sa qualité de chef de province, il participait au recrutement des soldats et supervisait la collecte des impôts. Lors de la guerre qui opposa la France à la Turquie, en Salonique et aux Dardanelles, en 1870, c’est lui qui fit implanter par les talibés de son neveu Seydina Limamou Laye, le campement militaire de cent cases qui abrita les tirailleurs enrôlés.»

L’étoile est devenue soleil, la flamme est passée flambeau

La décision d’envoyer le Cheikh en exil fait suite à sa comparution devant le Conseil Privé au palais du Gouverneur Général à Saint-Louis, le 5 septembre 1895. Après son arrestation à Jewol, le samedi 10 août 1895, Serigne Touba séjourna à Saint-Louis jusqu’après son jugement. Dans l’acte d’accusation on pouvait lire cette contrevérité manifeste : «Ses agissements et ceux de ses talibés menacent de troubles la tranquillité du bas Sénégal». Il fut condamné à l’exil. En guise de signature, il parapha au bas du document qui lui fut présenté, la sourate «Al Ikhlas» (La pureté). Une façon assez éloquente de montrer son attachement à la pureté de sa foi. Et, nous rappelle Cheikh Moussa Kâ, dans son poème intitulé «Nattoo di kerkeraani lawliyaa’i», (l’épreuve est le reposoir du saint), où il parle des bienfaits dont sont porteuses les épreuves que Dieu destine à ses créatures, la condamnation à l’exil était de mode à l’époque. En effet, le colonisateur exilait aussi bien ses ennemis défaits par les armes que quiconque à ses yeux pouvait représenter un danger ou simplement un obstacle à sa tentative de domination et d’exploitation du pays, d’asservissement et d’aliénation des populations. Dans le même poème, «le chantre de Bamba» cite, en exemple, des noms d’exilés célèbres, à savoir, Ahmadou Aminata, petit fils de Serigne Makhtar Ndoumbé, fondateur du village de Koki, Almamy Samory Touret, qui opposa aux Français une résistance armée de 18 années, etc.

«… Dieu parachèvera sa lumière, dussent les infidèles en concevoir du dépit » (Coran : S. 9, V : 32). Serigne Touba reviendra d’exil, après sept années de rudes épreuves, auréolé de gloire. L’étoile que l’on a cherché à éteindre était devenue un soleil. La flamme qu’il avait allumée était devenue un flambeau…

Abdou Khadre GAYE

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