L’Union africaine a fait de la levée de brevets sur les vaccins anti-Covid une de ses priorités pour pouvoir produire des doses sur le continent. Le sommet UE-UA qui se tient actuellement à Bruxelles pourrait être l’occasion de trouver un compromis. Car jusqu’ici, les Européens se sont réfugiés derrière des mécanismes de coopération économiques déjà existants, mais pas appliqués. La question de l’accès aux vaccins anti-Covid devrait s’inviter au menu des discussions déjà bien chargées du sommet des dirigeants de l’Union européenne (UE) et de l’Union africaine (UA) jeudi 17 et vendredi 18 février à Bruxelles. Les États africains soutiennent une levée des brevets, ce que les Vingt-Sept continuent de refuser.
Preuve de la détermination des États africains, les membres de l’UA ont prévu d’inclure cette demande dans les conclusions du sommet, a révélé l’AFP. « L’Union africaine […] demande instamment à l’Union européenne de s’engager de manière constructive vers la conclusion d’une dérogation [aux brevets] ciblée et limitée dans le temps », indique un document consulté par l’agence de presse.
Depuis le début de la crise du Covid-19, plusieurs pays émergents, dont l’Inde et l’Afrique du Sud, appellent à un abandon temporaire des protections de la propriété intellectuelle pour les vaccins dans le cadre de la lutte contre la pandémie. Ils estiment qu’une telle mesure stimulerait la production au niveau mondial et contribuerait à remédier aux inégalités d’accès entre nations riches et nations pauvres.
Plus d’un an après l’administration des premiers vaccins contre le Covid-19 et deux ans après le début de la pandémie, seuls 11,3 % des Africains ont été complètement immunisés, ce qui en fait le continent le moins vacciné au monde. Or l’Afrique doit « multiplier par six le taux de vaccination » pour espérer atteindre l’objectif de 70 % de couverture vaccinale fixé pour la fin du premier semestre 2022, condition nécessaire d’une sortie de la « phase aiguë » de la pandémie à l’échelle mondiale, selon l’OMS.
Les Vingt-Sept restent fermement opposés à la levée des brevets
L’UE a donné près de 150 millions de doses de vaccins anti-Covid et alloué à l’Afrique 10 des 46 milliards d’euros de son soutien financier à la lutte contre la pandémie dans les pays tiers. Mais donner des doses est insuffisant, dénoncent de nombreux acteurs locaux, ainsi que des ONG internationales, estimant qu’il faut aussi produire des vaccins sur place au plus vite.
Une levée des brevets, comme l’a souligné l’OMS à plusieurs reprises, permettrait « aux pays à faible ou moyen revenus [d’après le classement de la Banque mondiale] » de mettre en place leur propre infrastructure de production pharmaceutique, afin de distribuer plus rapidement les vaccins à la population locale, avec des génériques vendus beaucoup moins cher.
Mais trois jours avant le sommet avec l’UA, les ministres européens chargés du dossier ont réitéré leur opposition, malgré les appels répétés du côté africain. Les Européens, dont la France, ont préféré parler lundi de « licences volontaires ». Ils ont indiqué avoir apporté leur soutien à une proposition de la Commission européenne visant à faciliter ces fameuses licences, qui ne sont que des autorisations monnayées, accordées par les laboratoires à des entreprises pour fabriquer et exporter leurs vaccins. Mais les recettes de fabrication resteront protégées entre entreprises partenaires.
« Licences volontaires », « licences obligatoires »… Des dispositifs irréalisables ?
Autre piste évoquée par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le 8 février, celle des « licences obligatoires » que les Européens souhaiteraient « faciliter ». Ce mécanisme de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) permet aux États de contraindre un laboratoire pharmaceutique à leur octroyer l’autorisation de produire ou de faire produire le vaccin en invoquant des raisons de santé publique. Une procédure qui revient à court-circuiter le droit international des brevets en temps de crise ou d’urgence médicale.
Un « manque de courage » de l’UE, dénonce l’ONG de lutte contre la pauvreté ONE qui estime que « les Européens ne veulent rien changer, ils ne proposent rien qui va au-delà de ce qui existe déjà dans les accords internationaux ». « Licences volontaires, licences obligatoires… Ces dispositifs existent déjà depuis des années sous l’égide de l’OMC, et ils ne sont pas appliqués. Aucune entreprise pharmaceutique n’a donné de licence volontaire sur les vaccins et aucun État n’a osé demander de licence obligatoire », dénonce auprès de France 24 Maé Kurkjian, responsable de plaidoyer chez ONE.
Dans la pratique, les licences obligatoires restent en effet quasi impossibles à mettre en œuvre. L’un des obstacles majeurs réside dans le fait que le laboratoire pharmaceutique a droit à une rémunération pour l’utilisation de sa molécule ou de son vaccin, précise le règlement de l’OMC. Or il risque, en représailles, de demander aux pays qui se lanceraient dans cette procédure une forte somme de dédommagement. De même, les États qui oseraient s’attaquer aux grands groupes pharmaceutiques pourraient se voir sanctionner en se voyant « rétrogradés dans la longue file d’attente mondiale pour ses doses de vaccins anti-Covid », relève l’ONG.
« L’UE joue avec les mots et cette histoire de vocabulaire est primordiale. Les pays africains œuvrent pour introduire le mot ‘Waiver’ qui signifie en anglais ‘levée des brevets’ dans le communiqué final du sommet UE-UA, mais les pays européens résistent », souligne Maé Kurkjian.
L’argument du frein à l’innovation des laboratoires de recherche
À la levée des brevets, les Européens rétorquent que c’est pour mieux lutter contre les menaces sanitaires futures que les laboratoires pharmaceutiques ont besoin de protéger leurs formules. Une « levée des brevets », a ainsi prévenu Ursula von der Leyen, « pourrait avoir des conséquences négatives importantes sur le financement de l’innovation ». Pourtant, une partie de la recherche pour le vaccin anti-Covid a été financée par les États.
« BioNTech est un laboratoire allemand, Astrazeneca est britannique et de nombreuses usines se trouvent ailleurs en Europe. Nous défendons nos intérêts économiques et industriels. Ce qui est en train de se jouer, ce sont les intérêts économiques de pays du Nord contre l’accès au soin de pays du Sud », regrette Maé Kurkjian, qui dénonce un blocage de l’UE sur la levée des brevets, y compris au sein de l’OMC.
Pourtant côté américain, le président Joe Biden, d’abord réticent, a franchi le pas depuis mai 2021 en annonçant que les États-Unis soutenaient une levée provisoire des brevets sur les vaccins contre le Covid-19. « C’est dit publiquement et c’est une grande étape, mais il faut tout mettre en œuvre en coulisses pour que ce soit appliqué maintenant, or depuis le printemps rien n’a bougé », tempère toutefois la représentante de l’ONG ONE. Interrogé à ce propos sur France 24 lundi, le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, a simplement répondu qu’« un travail se [faisait] en ce moment », réitérant l’engagement des États-Unis pour une levée des brevets.
Le double discours français
Quant à la France, Maé Kurkjian estime qu’elle mène un « double discours incompréhensible ». D’un côté, le président Emmanuel Macron s’est prononcé pour une levée des brevets en juin 2021 à l’aune d’une réunion avec des ONG en France. De l’autre, son ministre du commerce, Franck Riester, a répété en début de semaine la volonté de « faciliter encore l’accès aux licences volontaires, aux licences obligatoires qui existent déjà […] de la manière la plus constructive possible ». « Aujourd’hui la France se range derrière les Européens, et Emmanuel Macron est incapable de mettre en œuvre ce qu’il a dit, alors que la présidence de l’UE aurait été une formidable opportunité de faire évoluer les choses », estime la militante.
Si un accord sur la levée des brevets lors du sommet UE-UA semble bien loin entre les deux continents, les Européens sont prêts en revanche à continuer de soutenir les programmes de développement de fabrication locale du vaccin anti-Covid en Afrique. Des projets centres de production sont prévus au Sénégal, au Rwanda, au Ghana, en Afrique du Sud avec un financement européen d’un milliard d’euros au total.
Pour le Rwanda et le Sénégal, le laboratoire allemand BioNTech a indiqué en octobre, qu’il commencerait à la mi-2022 la construction de sites de production de vaccins à ARN messager.
L’Afrique du Sud, elle, n’a pas attendu. La société de biotechnologie Afrigen basée au Cap vient d’annoncer le 3 février la fabrication du premier vaccin à ARN messager contre le Covid-19 en Afrique. Mis au point à partir d’un séquençage du code génétique du Covid-19 par le laboratoire Moderna, publiquement disponible, ce vaccin sera prêt pour des essais cliniques en novembre 2022, et son homologation est prévue pour 2024. Ce serait une première, réalisée sans aucun brevet. L’UE et cinq pays dont la France, mais aussi les Nations unies font partie des financeurs de ce projet.
Avec AFP