FRANCOPHONIE, LE DÉROULÉ QUI A DÉRANGÉ

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« Vu de Dakar, nous avons l’impression très nette que Macron et Kagame ont agi de manière trop, trop cavalière »

Si la désignation de Louise Mushikiwabo à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie était quasi acquise, la manière dont son chemin a été balisé, avec le fort appui de la France, est loin d’avoir fait l’unanimité, notamment en Afrique.

Michaëlle Jean n’a pas pu remonter le lourd handicap qu’elle avait par rapport à la candidature de Louise Mushikiwabo. Lâchée au dernier moment par le Canada et le Québec soucieux qu’un consensus se dégage comme de coutume quand il s’agit de désigner le ou la secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), elle a aussi fait les frais de la décision des pays africains rangés comme un seul homme derrière la ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo mais aussi fortement encouragés par la France dans ce sens.

Michaëlle Jean : un discours sous forme de baroud d’honneur

Cela dit, si son discours du 11 octobre a été un baroud d’honneur pour défendre une certaine idée de la francophonie autour de valeurs démocratiques et de droits de l’homme, et contre « les nationalismes, le terrorisme et les murs honteux et dérisoires que certains veulent ériger pour une organisation politique et exigeante », il n’en reste pas moins qu’elle a lâché des phrases qui ont sonné comme des avertissements. « Disons-nous bien que l’immobilisme, l’atermoiement et les compromis sont déjà une forme de régression », a-t-elle dit arguant du fait qu’« une organisation qui ruse avec les valeurs et les principes est déjà une organisation moribonde ». Autant de déclarations qui ne changeront certainement pas la donne tant l’activisme de Paris et de Kigali pour appuyer la candidature de la Rwandaise Louise Mushikiwabo a été fort.

Louise Mushikiwabo appuyée par Paris, Kigali et l’Union africaine

Il faut rappeler que lors de son dernier sommet, en juillet à Nouakchott, l’Union africaine (UA), présidée par le Rwandais Paul Kagame, a demandé à tous ses membres appartenant à l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) de soutenir la candidature rwandaise, alors que près de 60 % des locuteurs du français vivent en Afrique. Cette candidature, face à la Canadienne Michaëlle Jean, première femme et première non-Africaine à accéder à cette fonction, au sommet de l’OIF en 2014 à Dakar, a été officialisée en mai à Paris, à l’occasion d’une visite de M. Kagame à son homologue français Emmanuel Macron. Pour les dirigeants africains, cet événement est un événement-clé. En effet, ils se réfèrent à leur décision collective de juillet pour justifier leur intention de voter pour la chef de la diplomatie rwandaise au sommet de l’OIF jeudi et vendredi à Erevan, sans afficher d’enthousiasme particulier. « Tous les chefs d’État membres de l’Union africaine francophone ont décidé de soutenir une candidature africaine. Le Gabon, à ce que je sache, fait partie de l’Union africaine, donc le Gabon va aussi soutenir une fille du continent », avait déclaré en septembre le président gabonais Ali Bongo Ondimba, saluant les compétences de Mme Mushikiwabo. « C’est un bon choix et tous les chefs d’État africains ont décidé de soutenir une candidature africaine », a-t-il poursuivi. Comme pour enfoncer le clou, le ministre comorien des Affaires étrangères, Mohamed Lamine Souef, a ainsi justifié la semaine dernière que son pays allait « s’aligner sur la position de l’UA », une décision prise « sans débat ».

Que pense l’opinion publique africaine ? 

Si du côté des officiels, l’adhésion à la candidature de la Rwandaise ne suscite pas tant que ça de problèmes, du côté des opinions publiques, c’est plus compliqué. Ils sont nombreux les Africains à avoir vu dans l’activisme de Paris pour appuyer Louise Mushikiwabo et aussi dans la campagne pour rallier les Africains des relents de « Françafrique » dans le processus qui devrait permettre au continent de récupérer le secrétariat général de la Francophonie.

« Vu de Dakar, nous avons l’impression très nette que Macron et Kagame ont agi de manière trop, trop cavalière », explique à l’AFP l’éditorialiste politique sénégalais Babacar Justin Ndiaye. « La France fait de la Francophonie un levier de rapprochement avec le Rwanda, mais elle utilise ça au détriment des pays démocratiques, des pays africains et même du Canada », a-t-il souligné, en référence au bilan contesté du régime Kagame en matière de droits de l’homme. C’est le poids de la politique qui passe avant le linguistique, avant la démocratie, avant la démographie, beaucoup de critères ont été sacrifiés sur l’autel de la diplomatie, et encore quelle diplomatie ? », a regretté Babacar Justin Ndiaye, cité par l’AFP.

De son côté, face à la désignation annoncée de Louise Mushikiwabo, Alex Kipré, écrivain et éditeur ivoirien, journaliste au quotidien gouvernemental Fraternité Matin, a « déploré que cela soit encore l’extérieur qui (nous) dicte nos lois ». « Ça fait réseautage, ça fait Françafrique », a-t-il ajouté, estimant que « Michaëlle Jean a un bon bilan, elle a une forte opinion de l’Afrique, elle a vraiment apporté quelque chose. »

Pour Paul Bérenger, un dirigeant de l’opposition mauricienne, « la façon dont le président Macron traite la Francophonie comme un jouet de la France est scandaleuse ». « Je prévois que la Francophonie finira mal », a-t-il déclaré à l’AFP poursuivant : « Cette organisation est supposée promouvoir les valeurs de langue française et les droits de la personne humaine. On comprend mal pourquoi le président Macron a imposé la candidature d’un ressortissant du Rwanda ».

Selon Mathias Hounkpe, responsable du programme de gouvernance politique à la fondation Osiwa (Open Society Initiative for West Africa, à Dakar), même s’ils sont sans doute satisfaits de voir ce poste revenir sur le continent, les dirigeants africains ne peuvent pas le dire ouvertement. « Cela les embête un peu parce qu’ils ont le sentiment que c’est comme si Macron leur avait coupé l’herbe sous le pied en s’avançant le premier », a-t-il dit, ajoutant : « Leur soutien public et actif pourrait être perçu comme s’il était influencé par la France au risque d’apparaître devant l’opinion comme manipulé par la France ou influencé par la France, ce que beaucoup de pays ne souhaiteraient pas ». Un point de vue qui illustre quelque part un malaise dont le mouvement francophone se serait volontiers passé.

 

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